Le 5 juillet dernier, à l’occasion d’un dîner d’exception, nous avons fait naître un dialogue entre art, science et entrepreneuriat.
Antonin Ricard, directeur de l’IAE Aix-Marseille et co-fondateur de la Chaire Légitimité Entrepreneuriale, Yann Dumoget, artiste plasticien, et Ophélie Laboury, présidente de Myriagone Conseil, se sont prêtés à l’exercice d’une conversation croisée pour faire émerger des lignes de convergence. Tous « plongent au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau » (Baudelaire), tous sont des explorateurs.
Retrouvez ici les temps forts de cette soirée pour comprendre quels sont les enjeux de la posture d’explorateur et d’innovateur.
Identité et création, d’où tirons-nous notre légitimité quand on crée une entreprise ou un projet ?
Ophélie Laboury : Commençons ce dialogue par une citation d’Arthur Rimbaud « Je est un autre ». Si cette citation pose la question de l’identité du créateur, elle pose également la question de la légitimité de celui qui crée.
Antonin Ricard, lorsque l’on crée son entreprise, d’où tire-t-on la légitimité de le faire ?
Antonin Ricard : La Chaire Légitimité Entrepreneuriale a identifié deux dimensions internes et trois dimensions externes de la légitimité :
Les deux dimensions internes :
- La légitimité cognitive: c’est tout ce qui a trait à l’expertise, tout ce qui permet de montrer qu’une entreprise est experte de son industrie.
- La légitimité pragmatique : c’est comment les parties prenantes de l’entreprise perçoivent ce que fait l’entreprise, la manière dont elle exécute ses tâches.
Les trois facteurs externes :
- La légitimité réglementaire qui, bien souvent, est un pass ou fail. Dans certaines industries, si on ne respecte pas les normes, on est out.
- La légitimité performative : c’est tout ce qui a trait au quick win, des premières étapes de succès qui montrent qu’on atteint ses objectifs, les preuves qui sont importantes pour les financeurs et les investisseurs.
- La légitimité sociale, dans laquelle on va retrouver la notion de capital social : qui connaît l’entreprise, quelles sont leur position au sein des réseaux, quels sont les réseaux de partenaires dans lesquels l’entreprise intervient, etc. ?
Cette décomposition-là, on la trouve très utile parce qu’elle permet aux entreprises de se jauger, d’identifier si elles sont bonnes sur telle ou telle dimension. Et elle nous permet, à nous, de mieux les accompagner.
Yann Dumoget : Je voulais revenir sur ce que tu disais. Je ne sais pas si on peut appeler ça la légitimité temporelle, mais dans le monde de l’art, il y a quelque chose qui est très important : on juge un artiste sur un parcours.
C’est rarement sur quelque chose de ponctuel. Cette légitimité d’artiste, elle va s’éclairer sur le temps.
AR : Ce que je trouve intéressant justement, c’est d’arriver à lier constance et avant-garde. La constance, c’est la capacité à durer dans le temps. Et le côté avant-garde, c’est la capacité à être innovant.
C’est donc à la fois d’être innovant, mais à la fois d’avoir des innovations qui sont durables.
OL : Justement, pour reprendre la formulation de Simone de Beauvoir : On ne naît pas entrepreneur, on le devient. On ne se décrète pas leader dans un projet ou une entreprise, on a besoin de la reconnaissance de nos pairs.
C’est un faisceau de leviers qui va permettre cette reconnaissance. Yann, comment affirme-t-on son identité en tant qu’artiste et où puisons-nous sa légitimité en tant que créateur ?
YD : Pour reprendre sur Arthur Rimbaud, il a écrit « Je est un autre » dans une lettre qui est assez connue qui s’appelle « La lettre du voyant ». Dans cette lettre il dit que finalement être artiste c’est quelque chose qui vient de l’intérieur et qu’on va choisir.
J’ai envie de dire : être artiste c’est celui qui l’a dit qui l’est.
Être artiste c’est un métier, comme le métier d’entrepreneur, où l’on ne vient pas vous chercher.
Les places sont déjà prises, donc il faut s’imposer. Si vous ne pouvez pas rentrer par la porte, il faut rentrer par la fenêtre.
Il y a deux temps : il y a le moment où on se définit soi-même comme artiste, c’est la première chose, et il y a le moment où les autres vont nous voir comme artiste, nous reconnaître comme artiste.
Et ça, c’est bien sûr, le marché. Mais le marché est à nuancer : il y a des gens qui gagnent beaucoup d’argent, que vous ne verrez jamais à la télé. Et au contraire, il y a des gens qui sont tout le temps à la télé, qui sont très forts pour communiquer, mais qui ne gagnent pas forcément beaucoup.
Mais finalement, ce que je considère comme la chose la plus importante pour se reconnaître ou être reconnu comme artiste, c’est la reconnaissance de ses pairs. C’est au moment où les gens vont te contacter pour une expo parce que tel critique d’art s’intéresse à ton travail, ou que tel artiste souhaite collaborer avec toi. C’est là où on commence à se sentir vraiment artiste.
OL : Finalement c’est la dimension sociale dont parlait tout à l’heure Antonin pour la légitimité entrepreneuriale : le besoin de reconnaissance des personnes qui gravitent dans l’écosystème du projet.
Le fait d’adhérer et de participer à des réseaux professionnels, que ce soit techniques, métiers ou transversaux tels que le MEDEF ou le Réseau Entreprendre, contribue à cette légitimité puisqu’elle assied la position de l’entreprise dans son écosystème.
Cette question de l’identité et de la légitimité amène à un nouveau paradoxe : la conformité et l’innovation. Comment allier l’innovation qui se veut rapide et disruptive avec la légitimité qui demande preuves et respect du cadre.
Conformité et innovation : se conformer ou se démarquer, quel équilibre pour innover ?
Ophélie Laboury : Dans une publication de 2021, Antonin, vous avez étudié les différentes représentations de la légitimité à l’international et les facteurs de légitimité qui importaient pour les entrepreneurs.
Le premier facteur est la légitimité par les capacités et la reconnaissance de ces capacités par l’équipe. Mais celui qui m’intéresse surtout c’est le deuxième : la légitimité par l’innovation.
Je voudrais qu’on s’interroge sur l’apparente contradiction entre ces deux notions : innovation et légitimité. La légitimité appelle la conformité alors que l’innovation appelle plutôt à déroger.
L’innovation compte de nombreux paradoxes mais l’un des plus parlant ici est celui du cadre : il faut sortir du cadre pour innover mais innover sans cadre amène à un chaos créatif.
Chez Myriagone Conseil, notre priorité est justement d’apporter le juste équilibre entre la créativité qui permet de trouver de nouvelles solutions et la structuration qui permet d’innover en sécurité.
Antonin Ricard : Dans le cas des industries qui sont matures, se conformer c’est relativement facile puisqu’on a un environnement concurrentiel qui est stable et donc on peut l’observer et se positionner où on le souhaite.
Aujourd’hui, il y a quand même un certain nombre de secteurs qui émergent, on voit notamment avec le développement de l’intelligence artificielle, avec les contraintes environnementales également, et donc les règles du jeu changent.
Les concurrents parfois n’existent pas, donc comment est-ce qu’on fait pour se conformer quand les concurrents n’existent pas ? Comment est-ce qu’on fait pour convaincre un investisseur que le secteur que vous imaginez va exister demain et a n-milliard d’euros de chiffre d’affaires ? C’est encore un débat qui reste assez théorique.
Avec les dimensions que je présentais tout à l’heure, on peut arriver à se raccrocher à certaines dimensions pour puiser sa légitimité.
Notamment, se calquer sur un modèle existant, c’est un moyen assez rapide de montrer la philosophie dans laquelle notre projet se trouve : « je suis le Uber de la chaise, je suis le Airbnb du téléphone portable ». Cela permet d’accrocher la légitimité cognitive a un modèle qui est reconnu.
OL : Tout me pousse à croire que la question de la légitimité dans l’innovation est une question d’équilibre : se conformer à un cadre et se démarquer.
Yann Dumoget : Ce qui est intéressant, c’est que dans le monde de l’art, si on fait un petit peu d’histoire de l’art, on est passé d’un extrême à l’autre. À l’époque classique, il y avait ce qu’on appelait les canons de la beauté. L’idée c’était de se conformer à un modèle de manière très stricte. Et plus on était près du modèle qui était considéré comme canonique, et mieux c’était.
Et on est passé totalement à l’inverse, c’est-à-dire dans un monde où il faut que ça soit nouveau. Une personne qui va entrer dans une expo d’art contemporain, une fois sur deux, va dire « ouais, ça c’est déjà vu, ça a déjà été fait », comme si, l’alpha et l’oméga de la valeur d’une œuvre, c’était le fait qu’elle soit nouvelle.
Et en fait, là déjà, il y a une première différence : ce qui compte, ce n’est pas tellement la nouveauté, c’est la singularité. Je veux dire par là que ce n’est pas forcément d’avoir fait quelque chose de nouveau, mais c’est d’avoir fait quelque chose qui soit finalement le plus proche de ce qu’on a pu creuser en nous pour exprimer une singularité.
Moi ça m’arrive souvent, par exemple, de vendre des œuvres qui ont 10 ans, 20 ans, et que les gens vont apprécier maintenant.
En tant qu’artiste, on est dans une nouvelle esthétique, on se projette, on est dans le présent mais on est déjà un peu dans le futur, alors que les gens n’ont pas forcément intégré déjà ce qu’on faisait avant il y a 10 ou 15 ans.
Mais la plupart du temps on ne va pas créer une nouvelle esthétique, on s’inscrit dans quelque chose.
OL : Je retrouve trois notions dans ce que tu nous dis Yann :
- La singularité et l’innovation sont des attentes du marché, ce sont des leviers de légitimité.
- La singularité n’est finalement jamais hors-sol. On s’inscrit toujours dans un cadre, une histoire et l’artiste se nourrit de cela pour créer. Tout comme on n’innove pas non plus hors-sol : on s’inscrit dans un contexte, des objectifs, des ressources.
- Et enfin dernier point : la légitimité peut être longue à acquérir puisqu’il faut que le marché soit prêt.
Mais alors, comment manager ce temps long de la reconnaissance face au rythme du marché ?
Si on peut avoir l’impression que la légitimité est en contradiction avec le rythme du marché (attentes de preuves, leviers sociaux et réglementaires à mobiliser, légitimiser sa capacité à se différencier tout en se conformant), rappelons-nous que ce ne sont surtout pas les mêmes rythmes.
Le rythme de l’innovation est un rythme opérationnel très soutenu.
Alors que la légitimité prend appui et agit sur les fondamentaux de l’entreprise, sur un rythme structurel plus lent.
Comment, Yann, gères-tu cette problématique des différences de rythmes ?
YD : Là où on va résoudre un peu ce problème, c’est dans la relation qu’on va avoir avec le collectionneur.
C’est-à-dire qu’en fait, on n’est pas dans la position de quelqu’un qui va simplement créer et puis dire, voilà, « j’ai donné ça au monde, débrouillez-vous avec ».
L’idée c’est vraiment de créer un rapport de confiance, avec les gens qui suivent votre travail, pour que, justement, petit à petit, on les amène à ce qu’on voulait faire et ils comprennent.
OL : C’est donc bien par la posture qu’on réussi à embarquer les personnes et à légitimer son travail : la posture de guide, d’accompagnateur.
Je souhaiterais introduire le Conte de l’Innovation d’Ali Ghods : Rostam et Sohrab. Dans ce conte, il nous est raconté le combat de deux hommes et la légitimité que chacun va gagner ou perdre au terme de cet affrontement. Voici un extrait de l’explication d’Ali Ghods sur sa fable :
Rostam est resté dans l’histoire comme le commandant le plus important dans des guerres, mais ses proches le voyaient comme un assassin, l’assassin de son fils. De la même façon, les évaluateurs oublient facilement toutes les bonnes choses que vous avez faites, ils se souviennent de vous par les événements indésirables. »
Podcast à écouter sur toutes les plateformes d’écoute.
La co-construction, levier stratégique pour ancrer sa légitimité
Ophélie Laboury : Yann, Antonin, tous deux vous avez une dynamique de co-construction dans vos « arts » respectifs. Yann avec tes toiles participatives sur lesquelles tu fais intervenir d’autres personnes et toi Antonin dans la stratégie de l’IAE Aix-Marseille. Comment est-ce que le collectif renforce la légitimité dans le processus de création ?
Antonin Ricard : Alors oui, je vais raccrocher ici avec l’IAE, qui est une école publique de management. Nous avons travaillé sur le label EQUIS cette année. Ça nous a amené à reposer notre stratégie, et cette stratégie-là, on l’a développée avec l’équipe de direction.
Et en fait, la difficulté est, après, de présenter cette stratégie et de la faire se l’approprier par les équipes. On aurait pu arriver au même résultat avec l’ensemble du personnel, mais le fait qu’on ait travaillé en équipe de direction, ça a fait quelque chose dont je suis très fier et que je trouve très pertinent, mais qui est moins bien partagé par l’ensemble de l’Institut.
Là, on est sur la deuxième phase. Maintenant, on va vraiment pouvoir embarquer tout le monde dans la stratégie : on a cet élément-là, mais comment est-ce qu’on se l’approprie et comment est-ce que chacun, collectivement, dans son service, va pouvoir contribuer à cette stratégie globale ?
Ici, c’est vraiment le côté social de la décision qui est ultra important et qui permet que, finalement, il n’y a pratiquement plus besoin de présenter la stratégie pour qu’elle se déroule et pour que chacun, au quotidien, l’exécute.
C’est une façon de légitimer la décision et l’impact qu’elle va avoir sur la pérennité de l’entreprise.
OL : Cette question d’embarquer les équipes est fondamentale pour assurer une légitimité de gouvernance. D’ailleurs, rappelons que la gouvernance s’oriente avec et autour de la chaîne de prise de décision.
Si nous reprenons les facteurs de légitimité que nous a présentés Antonin, la légitimité pragmatique permet ici de mobiliser l’équipe autour du projet de création, créant un environnement de collaboration sain qui se répercutera à la fois sur les performances internes et externes de l’entreprise.
Yann Dumoget : C’est ça, il faut avoir un cadre suffisamment souple et suffisamment pensé.
Et là, moi, je deviens plus une espèce de chef d’orchestre, en fait, qui va être en médiation et qui va avoir du recul par rapport à tout ça. Je vais pouvoir essayer d’articuler les différents rouages plutôt que d’être là, derrière le dos de chacun et essayer de faire à sa place ce qu’il aurait pu faire.
Et je crois que c’est vraiment ça qui est important : si on veut être capable de lâcher prise, c’est qu’on a pensé son système de telle manière qu’il est quasiment autonome.
Pour reprendre Arthur Rimbaud, quand il disait « Je est un autre », c’est aussi ce qu’il voulait dire. C’est que finalement, à un moment, notre création, que ça soit une entreprise, que ça soit une création artistique, quelle qu’elle soit, elle nous dépasse.
On l’a créée à un moment, c’était notre bébé, et puis après, il faut qu’il vive sa vie. C’est ce qui est important, ça va même nous survivre. C’est le principe de l’art : le jour où je ne serai plus là, il aura toujours mes toiles.
Et pour la plupart des entrepreneurs qui ont réussi dans l’entreprise, c’est la même chose. Un jour, ils lâcheront la main, et ils verront leur bébé continuer à grandir, et le but, ce ne sera pas de lui dire, il faut faire ci, il faut faire ça, mais au contraire, de lui laisser vivre sa vie en toute autonomie.
OL : Encore une fois, la posture du créateur comme étant un chef d’orchestre un guide, permet de renforcer la légitimité pragmatique et sociale en embarquant et en responsabilisant les parties prenantes. Initier cette dynamique dès le départ avec la co-construction permet de donner du sens au projet.
Chez Myriagone Conseil, nous l’observons beaucoup dans nos missions de co-construction. Effectivement, cela nécessite un temps plus long, par contre, tout le monde se sent partie du projet. Cela mène à une pérennité beaucoup plus longue et on voit que l’effet est plus impactant. Comme tout le monde y a mis un petit peu de soi, il y a un héritage, une transmission sur le long terme.
De plus, la légitimité étant l’évaluation par toutes les parties prenantes, si elles sont impliquées dès le départ, le sens du projet sera compris et donc noté plus positivement.
Propos recueillis à l’occasion du dîner placé de Myriagone Conseil, le 5 juillet 2024.
Pour aller plus loin :
- Centre d’Etudes et de Recherche en Gestion d’Aix-Marseille
- Chaire Légitimité Entrepreneuriale
- Yann Dumoget, artiste plasticien
Myriagone Conseil, trois expertises au service de la performance des organisations